X
COMBAT DE NUIT

Bolitho remonta au sommet de la tour, dans cette pièce où le commandant du fort avait vécu des jours spartiates. Il y trouva Paget et D’Esterre occupés à discuter autour d’une carte.

— Vous m’avez fait demander, monsieur ?

Il avait du mal à reconnaître le son de sa propre voix. Ce n’était plus de la fatigue, mais de l’épuisement. Toute la journée s’était passée en cavalcades d’une urgence à l’autre, avec cette colonne d’uniformes bleu et blanc qui apparaissait de temps à autre au détour d’une pointe. Si elle avait disparu à présent, c’est que la route se divisait sans doute en deux tronçons dont l’un remontait vers l’intérieur des terres.

Paget leva les yeux. Rasé de frais, il avait un uniforme aussi net que s’il sortait du repassage.

— Oui. Ça ne va plus être très long, à présent – il lui montra un siège : Vous avez terminé ?

Bolitho se laissa tomber d’une pièce. Vous avez terminé ? Oui, ils en avaient terminé avec cette multitude de tâches épuisantes : enterrer les morts, conduire les prisonniers à un endroit où ils pourraient les garder avec un minimum de monde, vérifier l’état des vivres et des réserves d’eau, entasser de la poudre dans la soute pour l’explosion finale. Ils avaient également traîné deux lourdes pièces de campagne au bout de l’île afin de les pointer sur le gué et la terre.

— Oui, monsieur, tout est terminé, répondit-il enfin, et j’ai fait rentrer tous les marins à l’intérieur du fort, comme vous l’aviez ordonné.

— Parfait !

Paget lui remplit un verre de vin auquel il fit franchir la largeur de la table.

— Prenez donc un peu de ça, il n’est pas trop mauvais. Vous savez, ce n’est finalement qu’une question de bluff : nous en savons beaucoup sur eux et ils ne savent pratiquement rien de nous. Enfin, pour l’instant. Ils verront mes fusiliers, mais rien ne ressemble plus à une tunique rouge qu’une autre tunique rouge. Peu importe, pourquoi l’ennemi devrait-il savoir qu’il a affaire à des fusiliers marins, hein ? Ça peut aussi bien être un détachement qui s’est infiltré à travers leurs lignes, et cela devrait les préoccuper sérieusement.

Bolitho jeta un coup d’œil à D’Esterre, qui ne montrait rien : il en déduisit que c’était lui et non Paget qui avait eu l’idée de dissimuler les marins dans le fort.

Il faut dire que le stratagème était habile : il n’y avait aucune embarcation et nul mieux que le commandant du fort ne savait qu’il était absolument impossible à un gros vaisseau de guerre d’accéder au mouillage sans se faire hacher par ses canons.

Le vent ne semblait pas devoir tourner, il était même plus fort. Toute la journée, la brise avait soulevé la poussière de la colonne qui se dissipait lentement vers la mer comme un panache de fumée.

— Le soleil se couche à peu près dans une heure, reprit Paget, mais je parie qu’on les verra avant la nuit.

À travers l’étroite fenêtre, Bolitho apercevait la colline où il avait fait le guet en compagnie de Couzens. Tout cela lui paraissait vieux d’un siècle. Les buissons et les hautes herbes grillés par le soleil se couchaient sous les rafales de vent comme les poils d’une fourrure, le paysage s’était violemment coloré sous les derniers rayons du soir.

Les fusiliers s’étaient dissimulés dans de petits ravins, près des portiques du bac. D’Esterre avait fait du bon travail : ils n’avaient désormais plus qu’une chose à faire, attendre.

— Le problème, monsieur, reprit Bolitho d’une voix lasse, c’est l’eau. La garnison s’approvisionnait à un ruisseau sur la côte, et il n’en reste guère. S’ils devinent que nous attendons qu’un bâtiment vienne nous chercher, ils savent exactement combien de temps ils ont devant eux. Et nous aussi, par la même occasion.

— J’y avais pensé, naturellement, fit Paget. Ils vont essayer de nous bombarder, mais c’est nous qui avons l’avantage. La plage est trop molle pour supporter leur artillerie, et il leur faudra une pleine journée pour hisser les pièces les plus lourdes au sommet de la colline. Et avec le gué à franchir, je ne crois guère à une attaque frontale, même à marée basse.

Bolitho surprit un léger sourire chez D’Esterre. Il se disait sans doute que c’est exactement ce qu’on aurait attendu de lui et de ses hommes si Bolitho n’avait pas réussi à ouvrir les portes.

La porte s’ouvrit brusquement, livrant passage au lieutenant des fusiliers du navire amiral qui annonça, tout excité :

— L’ennemi est en vue, monsieur !

Paget le regarda d’un air ironique :

— Enfin, monsieur Fitz Herbert, nous sommes dans une garnison, pas en train de donner je ne sais quelle pièce de théâtre à Drury Lane !

Il se leva tout de même pour prendre une lunette et se dirigea vers le parapet.

Bolitho posa les mains sur la rambarde de bois rendue brûlante par le soleil et entreprit d’examiner ce qui se passait sur la terre ferme : deux cavaliers, cinq ou six fantassins, un gros chien noir. Il ne s’attendait certes pas à voir toute la colonne ennemie rassemblée sur la plage, mais un détachement aussi réduit, tout de même…

— Ils sont en train d’observer les câbles du ponton, annonça Paget, je croirais presque entendre leurs cellules grises en train de s’activer !

Bolitho lui jeta un rapide coup d’œil : le major s’amusait énormément.

L’un des cavaliers descendit de sa monture, le chien gambadant autour de lui. Son maître, visiblement un officier supérieur, lui caressa gentiment la tête.

— Mais, monsieur, que vont-ils faire à présent ? demanda timidement FitzHerbert.

Paget attendit quelques instants avant de répondre.

— Regardez donc ces chevaux, D’Esterre, regardez comme leurs sabots enfoncent dans le sable. Le seul chemin un peu solide est celui qui conduisait au ponton. J’imagine qu’ils n’avaient jamais pensé qu’ils devraient attaquer un jour, conclut-il avec un sourire amer en reposant sa lunette.

— Il y en a d’autres qui arrivent au sommet de la colline ! cria le sergent Shears.

— Dieu soit loué, ils ne peuvent pas nous tirer au mousquet de là-haut, fit Paget en se frottant les mains. Dites à votre canonnier de tirer un coup sur le chemin du gué…

Et, se tournant vers Bolitho :

— Immédiatement !

Rowhurst avait entendu et se précipita, ravi de l’aubaine.

— C’est comme si c’était fait, monsieur !

Avec ses hommes, les uns aux anspects, les autres aux palans, ils eurent tôt fait de pointer une pièce vers la langue de sable humide qui bordait la terre.

— Reculez-vous, les gars !

— Restez cachés, leur cria Bolitho. Stockdale, assurez-vous que tout le monde est planqué !

Le fracas du départ retentit dans tout le fort comme un coup de tonnerre. Des myriades d’oiseaux s’envolèrent des arbres en criant, le boulet souleva une grande gerbe de sable. Les chevaux se cabrèrent violemment, le chien courait comme un fou en aboyant.

— Rechargez donc, Rowhurst, ordonna Bolitho, tout souriant.

Il revint dans la tour et aperçut alors Quinn qui l’observait du haut d’un autre parapet.

— Parfait, déclara Paget, voilà un joliment beau coup, il est tombé suffisamment prêt pour leur montrer de quoi nous sommes capables.

— Un pavillon de parlementaire, monsieur ! cria le sergent Shears.

L’un des cavaliers s’avançait au trot vers le gué, où un filet de fumée marquait encore le point de chute du boulet.

— Paré à tirer, monsieur Bolitho, ordonna Paget.

— Mais, monsieur, un pavillon de parlementaire…

Bolitho avait soudain oublié toute fatigue et soutint le regard du major sans ciller.

— Je ne peux tout de même pas ordonner à Rowhurst de tirer sur un parlementaire !

Paget leva les sourcils.

— Qu’est-ce que j’entends ? Un dernier sursaut du sens de l’honneur – puis, se tournant vers D’Esterre : Expliquez-lui, vous.

— Ils veulent simplement nous sonder, fit D’Esterre, évaluer l’état de nos forces. Ils ne sont pas si bêtes que ça, s’ils voient la tunique d’un seul fusilier, ils sauront immédiatement d’où nous venons et avec quelle intention.

— Le cavalier est un officier, nota négligemment FitzHerbert.

Bolitho dut s’abriter les yeux pour essayer de mieux distinguer l’homme et sa monture. Comment discuter de points d’honneur ou faire état de ses scrupules dans des moments comme celui-là ? Aujourd’hui même ou demain, on lui donnerait l’ordre de tailler en pièces ce cavalier si besoin, sans poser de question ni avoir le droit de réfléchir. Et pourtant…

— Je vais faire tirer au centre de la rampe, fit-il sèchement.

Paget se détourna pour observer le petit groupe qui se trouvait toujours sur la plage.

— Oui, parfait, mais faites-le tout de suite !

Le second coup se révéla aussi bien ajusté que le premier et souleva en tombant une gerbe de sable et d’embruns. Le parlementaire eut le plus grand mal à maîtriser sa monture, mais finit par rebrousser chemin et partit au trot le long du rivage.

— Voilà qui est fait, ils savent désormais de quoi il retourne – Paget avait l’air satisfait : Je crois que je boirais bien un petit verre de vin.

Sur ce, il les quitta pour rentrer dans la chambre.

— J’imagine que l’empereur Néron ressemblait assez à Paget, Dick, fit D’Esterre avec un sourire narquois.

Bolitho acquiesça puis se dirigea vers la face de la tour qui dominait la mer. On ne voyait plus le nouveau commandement de Probyn, qui avait allègrement profité du vent favorable pour s’éloigner rapidement des lieux. Si l’ennemi avait eu le temps de le voir, il avait pu penser qu’il avait fait demi-tour à la vue des tuniques rouges. Dans le cas contraire, les occupants du fort se seraient enfuis à son bord.

Mais enfin, que ce fût bluff, hypothèses et autres, tout se ramenait en définitive à un seul constat : que deviendraient-ils si le sloop ne pouvait ou ne voulait pas venir les chercher ? S’ils venaient à manquer d’eau, Paget accepterait-il de se rendre ? Il était difficile de croire que leur adversaire leur laisserait la vie sauve après qu’ils auraient fait sauter le fort et tout son armement.

Bolitho se pencha au-dessus du parapet pour observer les marins qui s’étaient assis à l’ombre en attendant la suite. Quand ils n’auraient plus d’eau, il serait difficile de leur demander d’obéir ou de ne pas se jeter sur les réserves de rhum qu’ils avaient découvertes enterrées près des écuries.

Bolitho se souvint de ce qu’avait dit Paget : il savait où l’ennemi cachait ses stocks de poudre et de munitions. Mais cela ne serait pas d’un grand secours à l’amiral Coutts si leur brillante aventure devait se terminer aussi misérablement.

Ah ! s’il pouvait seulement se retrouver à bord du Trojan ! Il ne se plaindrait jamais plus, même s’il devait rester lieutenant jusqu’à la fin de sa carrière…

Cette soudaine réflexion le fit sourire, malgré l’angoisse de la situation. Il savait trop bien que, s’il arrivait à s’en tirer cette fois-ci, il ne pourrait plus jamais rien lui arriver.

Le lieutenant Raye, fusilier du Trojan, escaladait l’échelle pour venir rendre compte à D’Esterre.

Pour Bolitho, toutes ces histoires de cabillots étaient un monde étranger : la tactique et la stratégie de fantassins, de cavaliers au galop. Tout cela n’offrait certes pas la majesté des grandes voiles, le hurlement des canons. Il n’y avait là que des hommes en uniforme qui tombaient à terre lorsque leur heure était venue et qu’on oubliait là.

Un grand frisson le parcourut lorsqu’il entendit D’Esterre déclarer à ses deux adjoints :

— J’ai le pressentiment qu’ils vont attaquer cette nuit : un premier assaut afin de nous tester, et un second s’ils nous prennent par surprise. Il me faut deux sections parées et, comme les canons vont tirer à leur raser la tête, je veux que les hommes restent à l’abri dans leurs trous jusqu’à ce que je donne le signal de la contre-attaque.

Et se tournant vers Bolitho :

— Il me faut deux pièces près du gué avant la nuit tombée. Nous serons peut-être obligés de les abandonner si nous devons battre en retraite, mais nous n’avons aucune chance de nous en tirer si nous ne leur balançons pas une bonne volée à la première attaque.

— Je m’en occupe, répondit Bolitho.

Quelle voix étrange ! Il ne se reconnaissait pas lui-même… Il se rappelait ce qu’il avait éprouvé lorsqu’il s’était retrouvé face au fort, avec ce bac qui glissait lentement dans l’ombre. Si l’ennemi parvenait à passer, la retraite jusqu’au fort serait un calvaire.

D’Esterre l’observait gravement.

— C’est pire que je ne croyais, nous devons nous tenir prêts. Il faut garder les hommes en alerte et les regrouper. Nous risquons fort d’avoir des visiteurs dès que la nuit sera là – il lui montra d’un geste les deux éclaireurs canadiens : Ces deux-là pourraient bien nous être précieux.

Fusiliers et marins s’installèrent dans l’attente. L’obscurité envahissait l’île et la terre ferme, la plage était redevenue déserte, seules quelques traces dans le sable trahissaient encore le passage d’hommes et de chevaux.

— La nuit est claire, mais il n’y a pas de lune, constata Paget. Satané vent, il n’est là que pour nous rappeler notre infériorité !

En compagnie de Stockdale, Bolitho quitta le fort pour aller inspecter les deux pièces que ses hommes halaient jusqu’au gué. La besogne était harassante, plus personne ne riait à présent.

Il faisait frais, la chaleur de la journée était tombée. Bolitho se demandait s’il arriverait à supporter une autre nuit sans fermer l’œil. Et ses hommes, le pourraient-ils ? Il aperçut en passant les fusiliers allongés, dissimulés dans les ravines et dont il distinguait encore vaguement les équipements blancs.

Quinn se trouvait avec Rowhurst près du second canon. Les deux hommes étaient occupés à ranger la poudre et les boulets de sorte que le tout fût facile à retrouver à l’aveuglette.

— Tout ça n’vous donne guère envie d’être soldat, m’sieur, lui murmura Stockdale.

Bolitho se souvenait des soldats qu’il avait connus en Angleterre : la garnison de Falmouth, les dragons qui avaient leurs quartiers à Bodmin. Ils défilaient au pas le dimanche, pour la plus grande joie des paroissiens et des petits garçons. Mais ici, tout était si différent ! Ce n’était que force brutale, détermination farouche à balayer tout ce qui se présenterait devant eux. Au désert ou dans la boue, peu importe, la vie du soldat était sans aucun doute ce que l’on pouvait imaginer de pire. Et les fusiliers marins, comment considéraient-ils les choses, eux qui avaient une vue sur les deux univers ?

Quinn accourut en le voyant arriver. Il parlait à mots précipités, ce qu’il racontait était presque incohérent.

— On dit : que c’est pour cette nuit. Pourquoi ne rentrons-nous pas au fort ? Quand nous avons attaqué, vous disiez que le fort commandait le gué et le bac. Alors, pourquoi ne serait-ce pas la même chose pour l’ennemi ?

— Du calme, James, et parlez moins fort. Il faut à tout prix que nous les empêchions de prendre pied sur l’île. Ils connaissent bien l’endroit, mieux que nous, Avec seulement une poignée d’hommes autour du fort, qui sait ce qui pourrait arriver ?

Quinn baissa la tête.

— J’ai entendu des hommes discuter. Ils ne veulent pas mourir pour un misérable îlot dont personne n’avait jamais entendu parler jusqu’ici.

— Vous savez très bien pourquoi nous sommes ici…

Une fois de plus, il ne reconnaissait pas sa voix, soudain froide, plus dure. Mais Quinn devait absolument comprendre. S’il s’effondrait à présent, ce ne serait pas une retraite mais une déroute.

— Je sais, répliqua Quinn, le fort, les magasins. Mais quelle importance cela aura-t-il une fois que nous serons morts ? Tout cela est dérisoire, c’est uniquement pour la beauté du geste.

— Vous vouliez être officier de marine, répondit calmement Bolitho, vous le désiriez plus que tout au monde. Votre père voyait les choses différemment, il aurait préféré que vous restiez avec lui dans la Cité.

Il le regardait dans les yeux : Quinn était devenu tout pâle, il se détestait de devoir lui parler ainsi.

— Eh bien, je crois qu’il avait raison, il vous connaissait bien. Il avait compris que vous ne feriez jamais un officier du roi, ni maintenant ni jamais.

Il se pencha, lui saisit le bras.

— Prenez le premier quart, je vous relèverai.

Et il le quitta, sachant très bien que Quinn le fixait, incrédule, profondément blessé.

— C’est dur d’être obligé de parler comme ça, monsieur, lui dit Stockdale, mais j’sais bien le mouron qu’vous vous faites pour ce jeune homme. Faut ben voir aussi qu’le sort des autres dépend de lui.

Bolitho s’arrêta et le fixa. Stockdale comprenait tout, Stockdale était toujours là quand il avait besoin de lui.

— Merci pour ce que vous venez de dire.

Stockdale haussa ses grosses épaules.

— C’est rien, m’sieur, mais je m’dis des choses, de temps en temps.

Bolitho lui prit le bras, plus touché qu’il n’aurait su le dire.

— Je le sais bien, Stockdale.

Deux heures passèrent. Il faisait plus froid, ou du moins en avaient-ils l’impression. La première tension passée, la fatigue et l’inconfort se faisaient maintenant durement sentir.

Bolitho était à mi-distance entre le gué et le fort quand il s’arrêta net et se retourna vers la terre. Stockdale lui fit un signe :

— De la fumée.

Oui, c’était bien de la fumée, une fumée qui s’épaississait, qui vous piquait les yeux et la gorge. Ils virent bientôt des flammes piquetées de plumes orangées qui s’étalaient çà et là, et qui formèrent bientôt une série de lignes régulières.

L’aspirant Couzens, qui marchait derrière eux en dormant à moitié, s’écria :

— Mais qu’est-ce que cela veut dire ?

Bolitho se mit à courir :

— Ils ont mis le feu à la colline, et ils vont attaquer sous le couvert de la fumée.

Il dut se forcer un passage parmi les fusiliers qui observaient le spectacle, totalement éberlués, et atteignit enfin le canon.

— Soyez prêts à faire feu !

Il ramassa au passage FitzHerbert et l’un de ses caporaux. Il dut utiliser son mouchoir pour se protéger le nez et la bouche.

— Allez prévenir le major, allez !

FitzHerbert fit non de la tête, ses yeux étaient pleins d’éclairs.

— Non, pas le temps, et de toute manière, il va bientôt être au courant.

Il dégaina son épée et cria :

— Parés à faire feu ! En position ! Passez la consigne à la seconde section !

Il arpentait tout le terrain, toussant, cherchant ses hommes. Des fusiliers accouraient à travers la fumée ; D’Esterre donnait ses ordres, exigeait le silence, essayait de ramener un semblant d’ordre.

Couzens s’oublia au pont de prendre Bolitho par la manche. Il murmura :

— Écoutez ! Des hommes qui nagent !

Bolitho sortit son sabre et vérifia que son pistolet était toujours là. Près de sa maison de Cornouailles, il y avait un gué au milieu d’une petite rivière. Parfois, en hiver, la rivière devenait tellement grosse qu’il était impossible aux chariots et aux voitures de le franchir. Mais il y avait entendu assez souvent des chevaux pour comprendre ce qui était en train de se passer.

— Ils font traverser leurs chevaux à la nage !

Puis, dominant les bruits de l’eau, une longue clameur monta.

— Ils arrivent par le gué ! cria D’Esterre – il se fraya un chemin parmi ses hommes avant d’ajouter : Les hommes restent couchés, sergent ! Laissez d’abord les canons tirer !

Quelques marins s’étaient mêlés à eux et s’apprêtaient à bondir, mais Bolitho les arrêta :

— Restez avec moi, suivez la plage !

Les idées se bousculaient dans sa tête ; il tentait de se faire une idée plus claire de la situation, mais tout cela sentait le désastre proche.

Un canon fit feu et les clameurs enthousiastes qui s’élevaient de l’autre côté de l’eau se transformèrent en cris et en hurlements de douleur. Le second canon lâcha son coup dans une grande flamme orange. Bolitho entendit nettement le boulet s’écraser dans le sable. Quinn devait être dans un état de peur intense, il ne l’imaginait que trop bien.

— En voilà un ! grogna Stockdale.

Bolitho essayait de distinguer quelque chose ou quelqu’un ; il vit une ombre qui chargeait dans le noir. On tira un coup de pistolet, il aperçut les grands yeux fous d’un cheval qui se ruait sur les marins, un autre cavalier émergea de l’eau comme une bête de l’Apocalypse.

Il entendit Stockdale qui disait à Couzens :

— Ça va aller, fiston ! Restez avec moi, tenez bon !

Mais peut-être était-ce à lui qu’il s’adressait ?

Son sabre heurta une lame et il oublia tout le reste en se jetant dans le combat.

 

Le lieutenant James Quinn était contraint de rester courbé pour éviter le feu nourri de mousquets qui faisait rage. Des balles ricochaient sur le métal des canons, il était à moitié aveuglé par la fumée de l’incendie, encore épaissie par les tirs.

Là, en terrain découvert, tout paraissait bien pire que sur le pont d’un vaisseau. Les balles passaient en sifflant au-dessus de leurs têtes, les hommes juraient et pestaient tout en s’activant pour ravitailler les pièces en poudre et en mitraille.

— Feu !

Quinn sursauta, la pièce la plus proche cracha une grande flamme, des silhouettes couraient partout, puis l’obscurité retomba sur eux. L’air retentit de clameurs épouvantables lorsque la gerbe de balles fit son terrible trou.

Un fusilier lui criait dans l’oreille :

— Ces diables ont pris pied dans l’île, monsieur ! De la cavalerie !

Le lieutenant FitzHerbert arrivait en courant.

— Vous, taisez-vous ! – il fit feu de son pistolet en direction du gué : Vous allez semer la panique !

— Mais il parle de cavalerie ! fit Quinn d’une voix lamentable.

FitzHerbert lui jeta un regard furibond, ses yeux brillaient comme des braises.

— Nous serions tous réduits à l’état de cadavres si c’était vrai. Quelques cavaliers, rien de plus !

— La poudre va manquer ! annonça Rowhurst – et se tournant vers Quinn : Bon sang de bois, monsieur, mais faites quelque chose, pour l’amour du ciel !

Quinn hocha la tête, mais la terreur l’empêchait de penser. Il aperçut l’aspirant Huyghue qui tirait au pistolet, agenouillé derrière une banquette de terre.

— Allez dire à Mr. Bolitho ce qui se passe ici !

Le jeune garçon se releva, ne sachant trop que faire ni dans quelle direction aller. Quinn lui agrippa le bras :

— Le long de la plage ! Faites aussi vite que vous le pourrez !

FitzHerbert arracha son mouchoir et cria :

— Sergent Trigg !

— Il est mort, monsieur, répondit un caporal.

Le lieutenant détourna les yeux.

— Dieu tout-puissant ! Les fusiliers, à l’attaque !

Titubant dans la fumée, tâtonnant pour essayer de trouver un sol plus ferme, les fusiliers émergèrent de leurs trous, baïonnette en avant, essayant de distinguer l’ennemi.

Une salve de mousquets partit du gué, un bon tiers des hommes s’effondrèrent, tués ou blessés. Sous l’œil médusé de Quinn, les fusiliers ouvrirent le feu, rechargèrent, refirent feu.

— Je vous suggère d’enclouer ces canons, lui dit FitzHerbert, on dites à vos matelots de recharger nos mousquets !

Et il poussa un grand cri en s’effondrant parmi ses hommes, la mâchoire emportée par une balle.

— Rowhurst ! cria Quinn, retirons-nous !

Rowhurst lui jeta un regard furieux :

— La plupart des gars sont déjà partis ! – il ne parvenait même plus à cacher son dégoût : Et vous pouvez aussi bien courir si ça vous chante, vous aussi !

Il y eut une brève sonnerie de trompette ; les fusiliers survivants se ressaisirent, comme figés sur place par une main d’acier.

Et le caporal, qui avait failli sombrer lui aussi dans la panique, ordonna :

— Qui parle de retraite ? Allez les gars, vivement, chargez, en joue – une seconde d’attente, puis : Feu !

La situation échappait totalement à Quinn. Il entendait des ordres, le cliquetis des armes, il savait vaguement que D’Esterre allait arriver pour couvrir leur repli. L’ennemi n’était plus qu’à quelques yards, on entendait des pieds qui glissaient dans le sable, des hommes fous de rage qui voulaient à tout prix reprendre l’île.

Mais il y avait ce dégoût qu’il venait de provoquer chez Rowhurst, et il fut soudain pris du désir farouche de regagner son respect.

— Quel est le canon qui est chargé ? hurla-t-il.

Et il s’élança dans la pente, ayant en main son pistolet non encore chargé et, toujours au fourreau, le beau sabre que son père avait fait confectionner pour lui chez le meilleur armurier de la Cité. Rowhurst, ébahi par ce retournement inattendu, le regardait sans y croire. Son lieutenant courait maintenant comme un aveugle ! Mais il aurait été stupide de le suivre : leur seul espoir consistait à présent à se ruer vers le fort. Chaque seconde qui passait réduisait ses chances de survie.

Rowhurst s’était engagé dans la marine ; toute sa fierté tenait dans le fait qu’il était probablement l’un des meilleurs canonniers de la flotte. Dans un mois, si le sort le voulait bien, il pouvait espérer une promotion qui le verrait accéder enfin à un grade d’officier marinier, à bord du Trojan ou ailleurs.

Il voyait les efforts pathétiques de Quinn, qui essayait de retrouver le canon. De toute manière, il était trop tard : s’il restait sur place, il mourrait avec Quinn. Et, s’il prenait la fuite, Quinn pourrait l’accuser d’avoir désobéi à ses ordres, d’avoir manqué à un officier. Poussant un grand soupir, Rowhurst prit sa décision.

— Voilà, il est par ici, monsieur ! dit-il, se forçant à faire un grand sourire.

D’un cadavre allongé contre une roue de l’affût jaillit une gerbe causée par un tir qui le frappait sans l’avoir visé, et ce fut comme s’il retrouvait un peu de vie pour assister à cette dernière folie.

Le fracas de l’explosion, la double charge vint heurter de plein fouet les assaillants. Assourdi par le vacarme du départ, Quinn semblait avoir retrouvé ses esprits ; il dégaina son beau sabre.

— Merci, Rowhurst, merci !

Et c’est tout ce qu’il parvint à articuler.

Mais Rowhurst avait vu juste, au moins pour une chose : il gisait dans la fumée, un trou au beau milieu du front. Aucun canonnier n’aurait pu espérer coup mieux ajusté.

Quinn s’éloigna des pièces en titubant, le sabre au côté. Le sol était jonché de fusiliers morts ; des armes abandonnées témoignaient de ce qui venait de se dérouler ici. Pourtant, les cris avaient cessé du côté du gué, l’ennemi avait dû se replier. Eux aussi avaient chèrement payé.

Il s’arrêta soudain en apercevant quelques silhouettes qui se dirigeaient vers lui : deux fusiliers, le grand Stockdale, un lieutenant, l’épée à la main.

Quinn baissait les yeux, il aurait voulu parler, leur expliquer ce que Rowhurst venait de faire, de faire pour lui. Mais Bolitho lui prit doucement le bras :

— Le caporal m’a tout raconté. Sans l’exemple que vous venez de donner, le fort serait pris d’assaut à l’heure qu’il est.

Ils attendirent sur place le détachement de fusiliers qui arrivait de la forteresse pour récupérer les survivants.

Encore sous le coup de cette heure terrible, Bolitho avait mal partout, il ne sentait plus son bras droit. Il revoyait les chevaux, le tonnerre des sabots, les lames qui taillaient et cliquetaient, le retour de ses marins. Couzens avait été sonné dans le choc contre un cheval, trois marins étaient morts. Lui-même avait reçu un coup de sabre à l’épaule, et sa blessure le brûlait comme une marque de fer rouge.

À présent, les chevaux étaient repartis à la nage, d’autres dérivaient dans le courant, mais ils n’étaient plus là. Et plusieurs des cavaliers étaient restés sur place. À jamais.

D’Esterre arrivait dans la fumée et les trouva plantés là.

— Nous les avons contenus. Ça nous a coûté cher, Dick, mais nous allons peut-être réussir à nous en tirer. Regardez, fit-il en tendant son chapeau, le vent a tourné. S’il y a encore un bâtiment pour nous, il pourra venir nous chercher.

Il se détourna pour regarder un fusilier que l’on ramenait, la jambe broyée. Dans l’ombre, le sang avait la couleur du goudron frais.

— Nous devons établir une relève près du gué – et, voyant Couzens qui avançait très lentement vers eux : Je suis content qu’il s’en soit sorti.

Un sergent accourait.

— J’ai bien peur qu’ils n’aient fait prisonnier l’autre aspirant, Huyghue.

— Je l’ai envoyé vous chercher, dit sèchement Quinn, c’est ma faute.

Bolitho hocha la tête.

— Non, ce n’est pas votre faute, l’ennemi avait réussi à s’infiltrer entre nous. Je suis sûr qu’ils avaient envie de faire quelques prisonniers, le cas échéant.

Bolitho s’apprêtait à glisser son sabre au fourreau quand il se rendit compte que la poignée était toute poisseuse de sang. Il poussa un long soupir, essayant de remettre ses idées en ordre. Mais rien à faire, comme d’habitude. C’était comme si son cerveau lui assurait un coussin protecteur pour le préserver de l’horreur et de la sauvagerie d’un combat corps à corps : les bruits, les visages à peine entrevus, les silhouettes fugitives, la terreur qui vous prend, la haine subite. Tout cela paraissait maintenant si peu réel ! Peut-être retrouverait-il son calme plus tard. Mais tout ce qu’ils venaient de vivre en valait-il bien la peine, la liberté était-elle donc précieuse à ce point ? Et demain, non, aujourd’hui même, tout cela allait recommencer…

Il entendit Quinn appeler quelqu’un :

— Ils vont avoir besoin de poudre pour les canons ! Occupez-vous-en, je vous prie !

Une silhouette qu’il ne reconnut pas s’éloigna : un homme qui portait la chemise à carreaux des matelots. Il se hâta pour exécuter l’ordre. Un matelot ordinaire, n’importe lequel d’entre eux.

Quimi se tourna vers lui :

— Si vous voulez aller rendre compte au major Paget, je peux prendre en charge ce qui se passe ici.

Il attendit, voyant que Bolitho hésitait :

— Je vous assure, je suis capable de le faire.

— Merci, James, fit enfin Bolitho, je vais y aller.

— Maintenant que Rowhurst s’en est allé, ajouta sans façon Stockdale, vous aurez besoin d’un canonnier, monsieur – il fit un grand sourire à Quinn : Vous avez gardé le meilleur pour vous, pas vrai ?

Bolitho se dirigea vers le fort au milieu des blessés. À l’aube, ils sauraient exactement l’étendue de leurs pertes.

Paget se trouvait dans la chambre du commandant. Bolitho savait pertinemment qu’il avait tout suivi minute par minute sans quitter les lieux.

— Cette nuit, fit le major, nous garderons le contrôle du gué, cela va sans dire – il tendit la main vers une bouteille de vin : Mais demain, il faudra commencer à préparer l’évacuation. Quand le navire sera arrivé, nous enverrons en priorité les blessés et ceux qui se sont battus cette nuit. Nous n’avons plus guère le temps de ruser. S’ils ont fait des prisonniers, ils savent à quoi s’en tenir.

— Et si le navire ne vient pas, monsieur ?

— Eh bien, cela simplifiera beaucoup les choses. Nous ferons sauter la soute à munitions et nous nous taillerons un chemin vers la sortie – il eut un bref sourire : Mais c’est très improbable.

— Je comprends, monsieur.

En fait, il ne comprenait rien du tout.

Paget farfouilla dans quelques papiers épars.

— Je veux que vous alliez dormir un peu, une heure – il leva la main : Ceci est un ordre, vous avez fait un travail magnifique et je remercie le ciel que Probyn ait pris cette décision.

— Monsieur, je dois vous faire un autre compte rendu, de la part de Mr. Quinn – il avait du mal à distinguer encore le major : Je dois aussi vous parler des deux aspirants. Ils sont très jeunes, vous savez.

— Ce n’est pas comme vous, nota Paget en croisant les doigts. Vous, vous êtes un vétéran, n’est-ce pas ?

Bolitho ramassa son chapeau et se dirigea vers la porte. Avec un homme comme Paget, on savait exactement à quoi s’en tenir : il avait décidé qu’il devait aller dormir, cette seule évocation lui fermait déjà les yeux.

Pourtant, il se doutait bien de ce qui préoccupait Paget : dans tous les cas, il faudrait bien que quelqu’un reste en arrière pour allumer les mèches, et ce n’était pas une mince affaire !

Bolitho croisa D’Esterre sans même le voir.

Le fusilier allait retrouver le major. Attrapant la bouteille de vin, il lui dit :

— Vous lui avez parlé, monsieur, je veux dire, pour demain ?

Paget haussa les épaules.

— Non, je ne lui ai rien dit. Il est exactement comme j’étais au même âge, on n’a pas besoin de tout lui expliquer – il jeta un coup d’œil à D’Esterre : Contrairement à d’autres.

D’Esterre en souriant s’approcha de la fenêtre. Quelque part, sans aucun doute, une lunette était pointée sur cette fenêtre éclairée.

Comme Bolitho, il savait qu’il avait grand besoin d’une heure de repos. Mais plusieurs de ses hommes étaient toujours dehors, dont maints cadavres. Il n’avait pas le cœur à les laisser, ce serait comme une trahison.

Un léger ronflement le fit se retourner : Paget dormait dans son fauteuil, les traits tout détendus.

Il en a de la chance, celui-là ! se dit amèrement D’Esterre. Il avala son verre d’un seul trait et sortit dans la nuit.

 

En vaillant équipage
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